Mardi soir, le rêve de la Montagne

                Comme pour tous les autres soirs de tests, Michael préféra se coucher tout habillé après avoir fait, dans le noir, un tour de l’appartement endormi : le salon, la cuisine, la chambre de sa mère, la chambre de sa sœur... Il était 23h06.
Il s’assit un long moment dans le salon pour écouter le silence. Il aimait le silence dans le noir, quand il n’y avait personne. Celui qu’il subissait dans la journée était beaucoup plus désagréable. Au lycée, chez lui... Sa sœur était partie depuis plus d’un an. Elle vivait sa vie. Il n’avait rien de particulier à dire à sa mère. Son père... Il était 23h28.

               Il retourna dans sa chambre et s’allongea sur la couverture, sans défaire les draps. Il ferma les yeux.
La première étape était, sans vraiment s’endormir, de se mettre « en état de sommeil » pour libérer son esprit.
Pour cela, Michael s’efforçait de penser à plusieurs choses à la fois. Un objet, un lieu, quelqu’un, un animal, un événement... Il y pensait successivement, en passant rapidement de l’un à l’autre toujours dans le même ordre. Comme un manège d’images.
Quand il sentait qu’il perdait le fil de sa série alors, brutalement, il ne pensait plus à rien : comme si son esprit s’effondrait dans un trou noir. Le vide ! Il se provoquait ainsi un sentiment de vertige assez désagréable mais auquel il avait fini par s’habituer.
Parfois, il recommençait l’opération deux ou trois fois avant d’y arriver mais, au final, son cerveau parvenait à entrer dans une sorte de... flottement.
 Même s’il ne dormait pas encore tout à fait, les pensées venaient à lui de manière totalement libre. Les images et les sensations se suivaient sans ordre apparent.
A partir de là, Michael devait faire doucement remonter les repères dont il avait besoin : il devait s’en souvenir mais, surtout, sans interrompre la libre circulation des images.
Tout le secret était là : rester attentif mais sans jamais résister. C’était un équilibre fragile à maintenir mais, après plusieurs années de pratique, Michael y parvenait quasiment à chaque fois.
Il avait acquis aussi une véritable capacité à se souvenir de ses rêves, du moins des enchaînements les plus importants. Il pouvait ainsi mesurer ses... performances.

                Entre la croix et le hibou...
Tout en suivant tranquillement les images qui défilaient sous ses yeux fermés, Michael se demandait ce que Simon pouvait bien faire à ce moment précis.
Il dormait, sans aucun doute, mais à quoi son sommeil pouvait-il ressembler ?
Michael se souvenait de ces fois où des insomnies avaient fichu en l’air leurs expériences. Il suffisait que l’un des deux n’arrive pas à dormir pour que les « contacts » soient évidemment impossibles. Mais cela n’arrivait quasiment plus.


Entre la croix et le hibou...
C’est quoi déjà, un hibou ?
C’est un oiseau avec des gros yeux qui pousse des cris bizarres dans la forêt. Ca vit la nuit et ça bouffe des souris...
Si je croisais une souris, je pourrais attendre qu’elle se fasse choper par le hibou... Bon, je suis où là ?
J’y vois pas grand-chose mais ça va venir... Je marche dans une forêt, c’est déjà ça.
Il fait encore jour. Les oiseaux chantent. J’entends une rivière. Il fait bon ici, on se croirait dans une pub pour... Vaut mieux pas que j’y pense... J’avance doucement.
Je regarde autour de moi. Tout est agréable. Je respire.
Il y a des arbres partout mais je ne me sens pas du tout perdu ou enfermé. Les arbres sont beaux, les feuillages se touchent et cachent presque le ciel. Mais il y a aussi des clairières. Ca sent bon...
Et ce bruit de rivière qui coule. Quel endroit tranquille.
Je ne sais plus vraiment ce que je cherche mais je ne suis pas pressé.
C’est agréable de marcher dans l’herbe. Respire, Michael. Respire.
« - Salut, vieux pote !
- Quoi ?
- Eh, doucement. Ne t’énerve pas, tu pourrais te réveiller.
- Simon ? C’est toi ?
- Je t’avais bien dit que ce serait moi qui t’inviterai cette nuit.
- Mais c’est la première fois qu’on arrive à faire ça !
- Oui. On peut dire qu’on a franchi un cap.
- Merde. Mais qu’est-ce qui me dit que c’est pas moi qui t’imagine ?
- Comme d’habitude. On essaie de se souvenir d’un maximum de choses et on en reparle dès qu’on se revoit.
- Demain matin.
- Oui... ou un peu plus tard.
- Ce n’est pas possible de se rencontrer comme ça.
- Crois-moi, ça fait déjà longtemps que je travaille là-dessus. Plusieurs fois j’ai presque réussi à te rejoindre mais, au dernier moment, quelque chose m’échappait.
- Cette fois, nous avons réussi.
- Et la croix et le hibou ?
- Laisse tomber. On n’a plus besoin de ce genre de choses. Tout va aller plus vite maintenant. On va se débrouiller de mieux en mieux... Merde, une souris. Qu’est-ce qu’elle fait là ? J’ai horreur de ces bestioles.
- Le hibou va arriver.
- Laisse-le faire. Viens avec moi dans la montagne.
- Tiens, je n’avais même pas remarqué que ça montait. »

Michael et Simon suivirent un chemin qui serpentait parmi les arbres. Cette fois, le paysage était tout à fait net.
Ils étaient dans une forêt de sapins et de mélèzes en été. Les branches et les aiguilles filtraient tranquillement la lumière du soleil.
De temps en temps, des branches craquaient et un hibou hululait au loin.
Simon n’arrêtait pas de parler mais Michael l’écoutait à peine.
Au bout de... un certain temps, la forêt commença à s’éclaircir.
Ils continuèrent à monter tranquillement, sans effort, jusqu’à ce que les arbres disparaissent. Il y avait maintenant de l’herbe verte tout autour d’eux et le ciel était d’un bleu pur et magnifique. Simon semblait bien connaître cet endroit.
Il pointait son doigt vers le sommet de la montagne en expliquant des choses qui étaient probablement très importantes. Mais Michael l’entendait à peine.
« Michael, tu m’écoutes ? »
Au-delà des pâturages, au-delà des rocailles, toujours plus haut, le sommet de la montagne se découpait majestueusement dans le ciel vide. Il était couvert de de neige et il brillait sous le soleil.
« Michael ? »
C’était vraiment superbe. Michael n’avait jamais ressenti de telles sensations au milieu de ses rêves. Tout était beau et agréable : la lumière, les couleurs, même le léger souffle du vent... Il voulait continuer à avancer mais Simon le retenait par le bras.
« Vieux pote, j’aimerais ne pas te réveiller mais il faudrait quand même que tu m’écoutes. »
Michael essaya alors de se concentrer progressivement sur ce que disait son camarade. Il parlait du sommet... Qu’il fallait... Que peut-être... Ou alors...
« Bon, viens avec moi jusqu’à la rivière. »
Effectivement, le bruissement de la rivière tira légèrement Michael de sa torpeur. Il suivit Simon jusqu’à une sorte de torrent, assez large et probablement assez profond, qui s’écoulait rapidement sur le flanc de la montagne.
Le bruit se renforçait au fur et à mesure qu’ils avançaient. Michael sentait que ce torrent n’était pas... naturel. Quelque chose n’allait pas, mais quoi ?
De l’eau, la montagne, la forêt... Quelque chose n’allait pas.
« - Merde, Simon, regarde ! Le torrent va à l’envers !
- Je sais. »
Michael était complètement stupéfait. Tout semblait si vrai depuis le début ! Mais là... le torrent ne descendait pas. Il remontait carrément la pente de la montagne vers le sommet ! A pleine vitesse ! Michael gardait les yeux rivés sur les remous du torrent et, malgré le bruit, il entendait parfaitement ce que disait son camarade :
« Nous ne sommes pas dans le monde réel, Michael. Il n’y a pas de réalité, pas de règle ici. Tout peut être amené à changer de forme ou de sens. C’est un monde nouveau à créer et à découvrir en même temps. Nous savons seulement qu’il existe. Maintenant, il faut que tu viennes avec moi. »
Simon s’approcha tout au bord du torrent. Il entra dans l’eau jusqu’aux chevilles avant de se retourner.
« Viens, la mort est la seule chose que nous ne pouvons pas imaginer dans ces paysages. »
Michael, lui, ne pouvait plus avancer.
« - Non.
- Viens avec moi, nous ne risquons rien. Profitons de cet endroit tant que nous sommes encore seuls.
- Mais pourquoi ?
- Je ne sais pas encore mais je suis sûr que ça vaut le coup.
- Nous reviendrons demain.
- Tu sais très bien que ça ne sera pas si simple. Il m’a fallu des mois pour découvrir cet endroit et puis cette porte qui conduit vers le sommet. Cette rivière est le seul moyen d’accès, j’en suis sûr.
- Tu l’as déjà prise ?
- Non, mais elle est là. Je tenais à te la montrer mais, si tu ne me suis pas, je m’y lancerai tout seul.
- Je n’ai pas envie de venir. Pas tout de suite.
- Calme-toi, tu commences à te réveiller. Reste ici si tu veux... Je vais partir mais je ne suis pas sûr de pouvoir te raconter demain matin ce que j’aurais trouvé là-haut.
- Pourquoi ?
- Surtout ne t’inquiète pas, vieux pote. Je suis sûr que je ne risque rien. »
Simon se laissa tomber en arrière. Son corps plongea dans l’eau et dériva doucement dans les remous jusqu’au centre du torrent. Il commença alors à être emporté par le courant... vers le haut.
Michael le suivit des yeux sans bouger. Simon semblait souriant... Il lui adressa même plusieurs signes de la main au fur et à mesure qu’il remontait vers le sommet. Et puis il disparut.
Simon était parti. Il était...

 

                 Le lendemain matin, Michael se réveilla plus difficilement que d’habitude au son du réveil.
Il était très nerveux. Il sentait une angoisse lui serrer la gorge mais il ne se souvenait plus vraiment de ce qui l’avait provoquée.
Que s’était-il passé cette nuit-là ? Mercredi. Il était 7h28.
Finalement, tous les élément de son rêve se remirent en place dans sa tête lorsque, au milieu de la matinée, une rumeur se répandit dans tout le lycée : la police était là car Simon avait disparu !

 

 

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